
L'artiste allemand Harun Farocki s’intéresse à l’utilisation de la réalité virtuelle dans le recrutement, l’entraînement et la thérapie des soldats. © Harun Farocki, Serious Games, 2009-2010
Mai 2012, après onze années de déploiement en Afghanistan, la France sous l'impulsion de François Hollande décide le retrait en cours de ses troupes. Recrutement, entraînement, suivi psychologique, plus que jamais le principe de simulation aura joué un rôle pour la coalition. Des États-Unis au Royaume-Uni, l'Afghanistan est aussi devenu un terrain de fiction.
Dans les interminables allées d'une galerie marchande, des soldats en uniforme réglementaire invitent les passants à essayer un jeu vidéo. La scène se passe à New York mais elle pourrait avoir lieu à Nashville, à Denver ou à Dallas. L'armée américaine, seule capable d'amener la chaleur de Kaboul dans un centre commercial climatisé, recrute depuis dix ans via son propre jeu vidéo. Sobrement intitulé America's Army, il offre la possibilité à de jeunes joueurs, au détour d'un après-midi de shopping, d'incarner un soldat de l'US Army. Véritable levier pour enrôler de nouveaux combattants, l'armée américaine ne cache pas son ambition : "Arme de distraction massive – America's Army recrute pour la guerre réelle", annonce Mike Zyda, concepteur du jeu. Si la guerre du Viêt-nam a connu sa génération télévision, 90% des 75 000 jeunes qui rejoignent l'armée chaque année ont déjà passé du temps sur des jeux vidéo.
Sur America's Army, outils de ressources humaines à grande échelle, il était prévu que l’armée américaine puisse avoir accès aux profils et performances des joueurs pour sélectionner ses soldats. Si l'option n'a finalement pas été retenue, les sept millions de dollars investis ces dernières années par le gouvernement américain dans le projet aident à mieux saisir l'enjeu d'un tel plan de recrutement. Un Kaboul dématérialisé dans les "malls" de grandes villes, une suite logique pour le Pentagone.
Dès 1999, le gouvernement américain s'associe avec l'Université de Californie du Sud et les studios d'Hollywood pour réfléchir à un simulateur d'entraînement militaire. Apprendre aux futurs soldats à conduire des véhicules coûteux ne suffit plus. En associant les deux plus grandes industries du divertissement, celles du jeu vidéo et du cinéma, le Pentagone désire aller plus loin. Le début du XXIème siècle voit les stratégies de combat évoluer, les théâtres d'opérations se complexifier. Il ne s’agit plus seulement de recréer le décor d'un environnement : le scenario et sa crédibilité deviennent les éléments clés d'une immersion réussie pour tester les recrues. En 2004, un nouveau mode d'entraînement militaire voit le jour. Le JFETS, pour Joint Fires and Effects Trainer System, est un jeu vidéo capable de générer ses propres scénarios. Dans ce type d'installation, une salle plongée dans le noir réunit murs d'écrans et enceintes intégrées au sol. Le but recherché : recréer auprès du soldat les émotions du terrain. Incertitude, peur, hésitation, empathie, la sollicitation se veut totale. Ici le réalisme est autant narratif que graphique.
En 2009 la British Army a poussé ce réalisme un peu plus loin. Au beau milieu de la province verdoyante de Norfolk à l'est du Royaume-Uni, le Ministère de la Défense britannique a fait construire la réplique d'un village afghan aux maisons de terre séchées sur 51 000 M2 dans le camp d'entraînement militaire de Stanford. Si le lieu a tout d'un décor de cinéma – aux constructions parfois grossières – il est habité et entretenu par des afghans de nationalité. Des acteurs en costume participent également à la mise en scène. Diffuseurs d'arômes artificiels – épices et viande avariée –, produits ramenés du pays et graffitis en arabe complètent l'immersion. Quatorze millions de livres sterling auront été nécessaires pour reproduire cet environnement. Mais difficile de recréer l'aridité de Kandahar dans une des régions les plus pluvieuses du Royaume-Uni. Dans le village reconstitué, des troupes anglaises s'activent et progressent. Le stress est visible. Un terroriste est signalé non loin d'une mosquée. À peine repéré, il déclenche sa charge d'explosifs. La mission échoue dans la poussière d'une explosion simulée. Pour le lieutenant colonel Simon Lloyd ce terrain reste le plus favorable pour entraîner ses soldats. Chaque nouvelle force britannique envoyée en Afghanistan passe désormais par ce camp de préparation.
Le recours à la fiction par les armées de la coalition ne s'arrête pas uniquement au recrutement et aux entraînements physiques ou psychologiques. Nombreuses sont les troupes qui quittent le sol afghan en état de stress post-traumatique (Post-Traumatic Stress Disorder ou PTSD). La remodélisation d'un scénario de combat par le jeu vidéo devient alors la possibilité d'une thérapie. L'Institute for Creative Technologies en Californie du Sud travaille depuis plusieurs années à ce protocole pour vétérans. Son équipe a notamment co-développé le jeu Full Spectrum Warrior, destiné au grand public, puis réalisé son adaptation pour la thérapie avec la collaboration de psychologues.Par le pouvoir de revivre selon différents points de vue, plus uniquement subjectif, un trauma difficile à recréer mentalement, le soldat est à la fois acteur et spectateur. S'il fut victime d'une embuscade ou d'une attaque à la voiture piégée, le psychologue lui propose d'incarner à tour de rôle plusieurs témoins de la scène. À l'ITC se joue l'avenir du soin psychologique par la simulation, ou comment désamorcer les effets du traumatisme par la réalité virtuelle. Opportunités de recrutement, entraînements physiques et mentaux, soins post-traumatiques, la fiction s'impose dans les armées pour aborder un conflit long et complexe. Reste à savoir quelles prises de conscience de la réalité afghane ses entreprises suscitent-elles auprès des soldats.